Le coup de la Mer Rouge : Olivier Rolin
Les deux romans d’Olivier Rolin : Port-Soudan, publié en 1994, Méroé, paru en 1998, présentent un cas littéraire assez curieux. Ils portent tous deux sur un sujet identique : un écrivain échoue dans une région oubliée du monde pour des raisons assez floues (dans les deux cas, il s’agit du Soudan : la côte de la mer Rouge pour Port-Soudan, la vallée du Nil pour Méroé). Le lecteur, habitué aux étranges motivations des personnages de roman, dont il sait bien qu’ils sont incapables de se comporter comme des individus ordinaires, n’éprouve pas trop de difficultés pour ranger les motivations de cet exil dans la catégorie traditionnelle : « désespoir romantique ». Quiconque a du chagrin part immédiatement au Soudan méditer sur les ténèbres et la vanité de ce monde, c’est bien connu. Dans Méroé, il s’agit plus précisément de dépit amoureux. On reconnaît sans peine une variante moderne de l’engagement du héros romanesque dans une quelconque unité d’élite exotique, spahi, zouave ou légionnaire. Mais l’aventurier contemporain n’a plus rien à voir avec Gary Cooper dans Beau Geste, ni avec le Frédéric des Fruits du Congo ou le Découd de Nostromo. Il a vu les films d’Antonioni, il sait qu’il ne doit pas oublier d’être ennuyeux et compassé.
En dehors de cette similitude dans le choix d’un thème assez stéréotypé, la relation entre les deux textes est intéressante. D’abord, on a l’impression que le narrateur de chacun d’eux pourrait être un personnage de l’autre : le je de Port-Soudan fait penser au vague ami mort dont on mentionne l’histoire dans Méroé. Les amours de l’ami mort dans Port-Soudan évoquent de loin ceux du je dans Méroé. Méroé ressemble à un remords de Port-Soudan, et on se demande par moments si le livre le plus récent n’a pas été écrit contre le premier, ce que corroborerait l’ébauche de symétrie narrateur-personnage dans les deux textes.
Port-Soudan raconte donc une histoire de beau ténébreux, qui a émoustillé le jury du prix Femina. Le narrateur, après une jeunesse idéaliste, a échoué à Port-Soudan, sur la mer Rouge, qu’il décrit comme une succursale de l’enfer. Il y survit de petits trafics, y fait occasionnellement le maquereau. On aura reconnu ce qu’on pourrait appeler le « coup de la mer Rouge » : l’exil, l’ennui, la chaleur, les activités un peu sulfureuses dans un nulle part exotique. La damnation, quoi. Une aussi intéressante posture induit naturellement un style romantico-morbide. Du drapé, de la déclamation. Olivier Rolin n’y manque pas. Le lecteur a son content de grandiose, de facteur ayant « volé à la mort elle-même » la lettre qu’il apporte, de « j’écris ces lignes en tremblant », de « grand corps tremblant de l’Afrique » sur lequel baisse « un soleil rouge et tremblant ». Tant de tremblements en dix lignes rappellent, s’il en était besoin, que la mer Rouge est située sur une zone sismique.
Que peut-on bien faire faire à un exilé romantique pour produire une histoire ? Évidemment revenir en France afin d’essayer d’apprendre pour quelles raisons un ami d’adolescence, écrivain, s’est suicidé. C’est tout naturel. On obtient ainsi un double topos : l’enquête sur le mystère d’une existence passée, plus l’apparition chez les gens ordinaires du fantôme remonté de ses enfers. Il suffit de raconter ce genre d’histoire sur un ton ampoulé et on obtient de superbes clichés. À cet égard, Port-Soudan est une réussite qui force l’admiration. Par exemple, la reconstitution imaginaire des amours de l’ami mort et de sa compagne forme un petit scénario qui, convenablement filmé, permettrait de vendre beaucoup de café moulu ou de gomme à mâcher. La jeune fille court sur la plage, « cheveux flottants ». Après quoi elle tourne sur elle-même en faisant voler sa jupe autour de ses hanches (il y a des figures imposées dans la gymnastique lyrique). Pendant ce temps, des chevaux galopent au coucher du soleil « le long de la mince bande des brisants ». Après cette chorégraphie, les amoureux finissent la soirée au restaurant.
On fera remarquer que ces descriptions figurent en fait dans l’imaginaire d’une femme de ménage qui se confie au narrateur. Mais comme leur esthétique ne diffère pas sensiblement du reste du roman, il faudrait en conclure que l’auteur a un style de femme de ménage. Toutefois, il n’y a pas de raison d’attribuer nécessairement un lyrisme de pacotille à des femmes de ménage, profession respectable, qui a le seul défaut d’être peu romantique, contrairement à, par exemple, femme-soldat soudanaise ou archéologue allemande, espèces moins courantes, dont le narrateur de Port-Soudan ou de Méroé fait son ordinaire. Pour ce héros, la femme de ménage se range dans la catégorie « gens du peuple ». Il s’en exclut, du « peuple », pour un ex-révolutionnaire, avec une outrecuidance d’ancien régime. Il est vrai qu’avoir été révolutionnaire fait partie de la panoplie.
Il n’y a pas que des chevaux galopant sur la plage dans Port-Soudan. Le navire qui s’éloigne de la côte appartient lui aussi au trésor des images littérairement respectables :
la façon qu’elle avait d’en parler me fit songer au lent engloutissement des feux de la terre lorsque le bateau s’éloigne d’un rivage nocturne : sorte de drame très lent et doux dont je ne m’étais jamais lassé, au fil des années passées à naviguer, et qui demeurait associé dans mon esprit […]
Ici une comparaison musicale. Lorsqu’on a bien compris les recettes du lyrisme néoromantique, on se doute que l’« engloutissement des feux de la terre » ne fera pas songer le narrateur au Chou farci des Charlots ou au Twist du canotier des Chaussettes noires (et c’est dommage). En effet :
[…] demeurait associé dans mon esprit à une fugue pour violoncelle de Bach.
Plus loin, il s’agira de la « sonate pour piano et violon de César Franck ». Penser que faire usage de l’art confère un surcroît de dignité, prendre l’art comme alibi, Proust appelait cela de l’idolâtrie. Dans un même ordre d’idées, parlant de trahison, Olivier Rolin ne peut pas dire « Judas », mais l’« Iscariote », ce qui est plus propre à épater. Chez lui, on étrangle encore à l’ancienne, avec des « lacs », on ne fait pas platement sa toilette le matin, mais à l’« heure lustrale », etc.
L’homme de la mer Rouge, en quête de son ami mort, se rend dans des soirées parisiennes. On a beau être un damné, on en va pas renoncer au plaisir d’amour-propre qui consiste à montrer qu’on l’est. C’est l’occasion pour l’auteur de se livrer à un morceau de satire sociale éblouissant d’originalité. Les dîners sont peuplés de dames « à la pâleur copiée de tableaux préraphaélites », de « petits messieurs ». Il nous est révélé que dans ce monde superficiel, « la comédie [est] la règle », que ces gens sont médisants, et que finalement leur seule valeur c’est l’argent. Alors que le héros « rustique », « frais débarqué de [s] es déserts », a beaucoup lu, eux ne connaissent que les livres à la mode. On est content d’apprendre des choses pareilles, et on en reste révolté. On se précipite pour transmettre l’information à qui n’aurait pas lu Port-Soudan :
— Vous ne connaissez pas la dernière ?
— Quoi ?
— Les salons parisiens sont médisants et superficiels.
— Non !
— Je vous assure, c’est marqué dans le Femina ; c’est sûrement vrai, parce que c’est un jeune homme sincère et authentique, venu de la mer Rouge, qui le dit. Et il a été marin.
L’authentique, pour Olivier Rolin, se confond avec le ronflant. Les hommes sont pour lui « de grandes statues creuses » abritant, « sous la majesté muette du ciel », des « mugissements d’océan ». La littérature a « à voir avec la démence et la mort ». Bref, son personnage est un visionnaire, une espèce de prophète moderne tombé au milieu des hommes, albatros que ses ailes de géant empêchent de marcher :
Il m’arrivait d’imaginer un rapport aussi aveuglant, bref et indescriptible que le tracé de l’éclair, entre certaines nuées de mots et les hauteurs vertigineuses de l’orage.
Tant de grandiose, tant de vertige et de nuit et d’éclairs impressionne. Le style contribue à l’effet monumental de l’ensemble. Olivier Rolin effectue une jolie démonstration de sa virtuosité dans l’emploi de la phrase complexe et de l’imparfait du subjonctif. Il grave dans le marbre :
Je ne pouvais décidément croire que ses raisons eussent été toutes d’ordre sentimental, ou plutôt je ne pouvais m’empêcher de penser que, pour l’homme dont je me souvenais et qu’il semblait qu’il fût demeuré, les déceptions intimes ne pouvaient acquérir une force aussi terrible que lorsqu’elles redoublaient et approfondissaient vertigineusement des tristesses plus vastes et philosophiques.
Revoilà le vertige. Il suffit de quelques vocables essentiels et d’un peu de jonglerie syntaxique pour donner tout le ténébreux et le marmoréen qu’il faut à un texte. Pour un peu, on irait louer une cape, et on déclamerait. C’est l’article de luxe, toutes options : on a les « beaux poissons couleur de nuit ou de lune », et la « voix brisée », et le « pauvre secret » et la « profondeur rayonnante de la vie », et « l’espoir fou », et le « un jour il advint que je promenai dans le Luxembourg », et le « je l’ai menée par la main le long de grèves mouillées », et le « cela n’est que trop certain », et le manuscrit aux pages « tachées d’alcool, de sueur, et, je le crains bien, de larmes », et le cœur « battant au rythme de la grande pulsation des eaux ». Bouquet final :
Tout cela, les dents d’un assassin, le brasier d’ordures, le pinceau du phare, la mer qui illumine le récif, les îles de feu dérivant dans l’immensité, n’est qu’affaire de proportions. Absurdement, les paroles de vieilles chansons de mon enfance tournent dans ma tête. Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Et puis encore : il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai. Je ne me souviens plus de ce qui précède, ni de ce qui suit. Je ne me souviendrai plus de rien.
On pourrait songer à un canular. On admirerait l’auteur qui ferait le pari de publier le livre le plus pompier du monde, afin, tout en riant sous cape, d’écouter les critiques le louer sérieusement. Mais tout laisse croire qu’Olivier Rolin est sérieux, de même que Denis Roche, son éditeur.
Pour qui a subi les torrents de clichés de Port-Soudan, son jumeau Méroé laisse donc perplexe. On retrouve exactement les mêmes éléments, et les mêmes tics d’écriture, parfois mot à mot. On tombe à nouveau, à la fin et non plus au début, sur « le grand corps tremblant de l’Afrique ». L’enflure est regrettable, car l’idée est séduisante d’un roman qui serait l’inverse d’un autre, le même dans un miroir. Derechef, on observe le personnage principal occupé pour l’essentiel à ne rien faire au Soudan, sinon à prendre les postures les plus artistiques possibles. En principe, cela devrait se traduire, si le cliché est respecté, par de grands ventilateurs, de grosses gouttes de sueurs, de longues cigarettes, et, bien entendu, un narrateur écrivain. En effet :
J’écris ces pages sous les ventilateurs de l’hôtel des Solitaires. Les gouttes de sueur qui tombent de mon front allument sur l’encre de délicates flammes bleutées.
Et moi aussi, veilleur dans la nuit, attentif aux rares bruits de Khartoum, attendant je ne sais quoi, grillant à la chaîne mes Bringi filter avec ce geste mille fois répété de me masquer la bouche de la main gauche, clope serrée entre index et majeur, la droite tenant le stylo, j’écris, sous les ventilateurs qui font voler la cendre et frémir les feuilles de papier.
Tout y est, l’attente, le veilleur, la nuit, le poncif est parfait.
Le plus gênant, c’est qu’on voit tous les efforts accomplis par Olivier Rolin pour produire du bien écrit, de l’original, et en même temps tout est prévisible. On sait que, dès qu’il sera question d’amour, il se sentira tenu de se montrer torrentiel et échevelé, et d’expliquer en beaucoup de mots en quoi l’amour est indicible, violent, mortel. On n’est jamais déçu :
Cette fille, penchée sur moi, que je regardais sans la voir vraiment […], sans oser la regarder, devinant à l’aveuglette des lueurs de vagues sur du sable, une bouche prête à déferler, à l’aveuglette et dans un total affolement, cette violence incroyablement enfermée dans un corps frêle, cette audace de me prendre à l’abordage, de me sabrer d’un sourire, cette menue tempête vacillant sur ses touchants talons hauts allait m’emporter, m’essorer, me disloquer […], ce mascaret dont je savais qu’il fallait qu’il s’écroule sur moi, me roule et m’ôte le souffle et la vie, pourquoi pas.
Pourquoi pas, en effet : la maison ne recule devant aucun sacrifice. Les romantiques flamboyants sont toujours très prodigues de leur vie, du moins sur le papier ; ce sont des gens qui parlent comme ça, se dit l’individu ordinaire, il ne faut pas y attacher trop d’importance.
Pour les amours néoromantiques, nécessairement torrides, il n’y a guère en stock que deux possibilités de comparaison. Les amants en pleine action sont : a) des noyés qui sombrent (amours fatales et délétères) b) des guerriers qui se déchirent (amours paroxystiques). Dans Méroé, c’est la seconde comparaison qui est choisie : « je me jette sur elle, me cramponne à ses reins de clair-obscur, je la broie et la brise, elle me griffe et me mord jusqu’au sang, après nous sommes l’un contre l’autre, haletants, luisants de sueur comme des guerriers ».
On retrouve le même mélange d’intérêt de façade et de mépris profond envers les « gens du peuple ». Le narrateur est amoureux d’une femme exotique et peu cultivée. Double exotisme, donc. Quand on sent bon le sable chaud, on ne peut arborer que des femmes qui se nomment Dune, un douloureux Roméo n’aime que des Alfa, et non des Marie-Claude ou des Christiane. Le caractère valorisant de cet exotisme est renforcé par la fausse modestie : face à ces grandes belles filles simples, le narrateur peut prendre la pose de l’auto-ironie de l’homme cultivé qui connaît la vanité de la culture. Non seulement il est plus intelligent, mais en plus il est modeste. Non seulement il est cultivé, mais il aime le peuple. Quel homme. Cela dit, son mépris se dévoile lorsqu’il entreprend de faire l’éducateur. L’ignorance crasse qu’il prête à son amante-élève dépasse les bornes de la vraisemblance : « j’avais appris à Alfa qu’il s’était passé une chose terrible qu’on avait appelée, ensuite Première Guerre mondiale. Tant de férocité, elle n’en revenait pas ».
Le plus prévisible, dans cette suite de figures imposées, reste l’épilogue, le bouquet final. Là, il faut que ça pète. Bien entendu, le damné bascule dans la folie. Port-Soudan choisit, dans la garde-robe des démences littéraires, la panoplie « Ophélie », étoffe bigarrée, très seyante, douce au toucher : logorrhée, vieilles chansons sentimentales, fragments de souvenirs murmurés d’un air égaré. Mais l’article le plus simple, solide, classique, qui a fait de l’usage, ce serait plutôt la panoplie « Roi Lear », cris dans la lande et chevelure dans le vent. On se disait aussi que tout cela manquait un peu de hurlements :
Je hurle dans le vent, au-dessus des Nils dont la fourche dessine d’immenses bois de justice, je hurle comme un démon […]. Je hurle au-dessus du Nil bleu, et du blanc, du noir et du rouge et du vert, de tous les Nils qui descendent du Paradis ou des ténèbres pour ceinturer l’Enfer.
En dépit de cette accablante ressemblance avec son jumeau, Méroé est rendu plus supportable par quelques pauses dans le dantesque : on nous raconte l’histoire de la défaite de Gordon face aux mahdistes, et celle des derniers royaumes chrétiens du Soudan. La machine à déclamer calme un peu son vacarme, on a enfin le loisir d’écouter. Malheureusement, Olivier Rolin a la rage de romantiser, la passion de la pacotille. On se demande quelle est la nécessité des changements qu’il fait intervenir « pour des raisons propres à l’économie du roman », comme nous en avertit le post-scriptum. Ce dernier explique qu’il n’y a pas de ruines médiévales à Méroé, mais « plus au nord », à Old Dongola. En revanche, il ne dit pas que le « Méroé » du roman, situé près de Bagrawia, au nord de Khartoum, ne correspond pas du tout à la ville actuelle de Méroé, à 250 kilomètres au nord-est. Quant à Gordon, l’interprétation « personnelle » mais « plausible » qui est faite par l’auteur de son histoire, c’est que sa défaite est un suicide déguisé. Cette interprétation rejoint la méditation sur les royaumes chrétiens du Soudan, et constitue au fond le propos de toute l’histoire : les gens intéressants (c’est-à-dire ceux qui présentent quelque dignité littéraire) sont des perdants, ou des assassins, ou les deux à la fois, for each man kills the things he loves. Cette surinterprétation de l’histoire des individus, expédiés à grands coups de scies néoromantiques, tue radicalement l’intérêt, dissipe le mystère que l’auteur croit approfondir.
Comme dans toutes les bonnes bandes dessinées, le méchant est allemand, il n’est pas beau, c’est un savant fou et ricaneur, et de temps en temps un peu de patois germanique lui échappe (ach !). Il néglige de faire suffisamment étayer un site de fouilles. Comment accorder la moindre foi, le moindre début d’intérêt aux spéculations grotesques du narrateur sur le seul événement du roman (c’est peu en 230 pages) : la jolie archéologue reçoit sur la tête quelques tonnes de terre dans les ruines de Méroé (Gross malheur).
C’est plutôt la surabondance des hypothèses qui me laisse perplexe. Celle qui s’impose le plus évidemment à l’esprit, c’est qu’il a tué parce qu’il ne supportait qu’elle prît la place de sa fille. Une variante un peu plus monstrueuse, c’est qu’il pouvait à la rigueur admettre de confier sa mémoire, celle de ses travaux, de ses découvertes, à sa fille, mais pas à une héritière illégitime, et que toute son histoire, même, séparait de lui. […] Une troisième hypothèse, dérivée de la seconde et plus noire encore, fait de lui l’assassin non seulement d’Else, mais aussi de sa fille.
Bref, n’importe quoi. Et cela continue. L’inflation des motivations creuses est nécessairement engendrée par une histoire sans épaisseur, ampoule gonflée de grands mots. L’assassinat n’est plus qu’un postiche de mélodrame, derrière lequel on reconnaît l’acteur. Il est curieux que certains se laissent encore impressionner par ces poses théâtrales. Le relatif succès de Port-Soudan et de Méroé témoigne, s’il en était besoin, que le bovarysme est une maladie endémique.
Olivier Rolin, dans Méroé, manifeste une plus nette conscience du côté littéraire de ce décorum. Il mentionne évidemment Conrad, et Lord Jim, mais il n’y a pas de comparaison possible. Conrad, en vrai romancier, n’a cure de phraser. Il se préoccupe de la vérité de ses personnages et de la solidité de ses intrigues. Plus sobre, il est plus émouvant. L’auteur se doute aussi que ces guetteurs de frontières dont la profession consiste à se draper dans de somptueuses déclamations feront songer à Julien Gracq :
Ce paysage déglingué me rappelait la Loire de mon enfance, et une phrase un peu enflée du Rivage des Syrtes […] : « la barque qui pourrit au rivage, celui qui la rejette aux vagues, on peut le dire insoucieux de sa perte, mais non pas de sa destination » (je cite, évidemment, de mémoire). Je m’étonne un peu à présent, que ce genre de solennités m’ait engagé à écrire plutôt qu’à devenir, par exemple, agent de police ou cambrioleur.
Le côté ironique de la chose tient à ce que la phrase de Gracq est beaucoup moins enflée que la plupart de celles d’Olivier Rolin. Même s’il n’a pas beaucoup plus d’humour que ce dernier, Julien Gracq a au moins le mérite, à force de creuser le stéréotype, de retrouver l’archétype vivant. Rolin a beau tenter d’exorciser le spectre du ridicule en chargeant Gracq, bouc émissaire de service, du péché d’enflure, cela ne sert à rien. Olivier Rolin est à la littérature ce que Richard Clayderman est à la musique : du romantisme, ils ont surtout compris la chemise à jabot.
Cependant, le fait même que le narrateur se demande pourquoi ces « solennités » l’ont incité à écrire est symptomatique d’un changement dans Méroé. Ce livre, tout en tombant dans les mêmes travers que son double, se roule avec un peu moins de satisfaction dans la grandiloquence. Le narrateur éprouve le besoin, çà et là, de se justifier, par exemple après la grande scène obligatoire du coup de foudre : « tout ça, je le sais, je pourrais le décrire avec la sobriété de madame de La Fayette : “ il suffisait qu’on la vît pour ne l’oublier jamais ”, ou quelque chose comme ça ». Ou bien il s’interrompt au milieu d’une tirade, comme lassé de son propre verbiage :
ce qu’on a de mieux, c’est peut-être de grandes choses englouties […]… d’intimes Titanic… paquebots couchés dans les abysses, avec leur magnifique chevelure de noyés que les poulpes se disputent dans la nuit… […] Allez renflouer tout ça, cette beauté, cette horreur… cette soudaineté, ces profondeurs… la vie surprise dans sa robe de bal, et puis quand on la noie, et qu’elle n’est pas moins la vie. Apparent rari nantes… Mon beau navire ô ma mémoire… cette précarité immense. Suffit.
De même, le style s’accorde parfois quelques termes dissonants qui font grincer la machine à produire du « bien écrit ». On tombe sur des gros mots ou des familiarités. Une tirade débouche sur une citation coupée par un rire : ici « mon beau navire… suffit », ailleurs « le cygne secouant cette blanche agonie, ah ah ». Surtout, la dernière phrase du livre est : « cause toujours ». En un sens, elle résume, en effet, l’opinion que l’on se fait de ces deux romans. On les rangera dans la catégorie qu’Olivier Rolin crée lui-même à l’usage de Lamartine : « salades romantiques ». Mais elle n’en rachète en rien le vacarme creux. Elle tente de le faire passer pour autre chose. Elle sent par trop la ruse rhétorique. Dans Port-Soudan, le « snobisme parisien » est brocardé au nom d’une espèce d’authenticité rimbaldienne en toc. Plus subtilement, Méroé feint l’auto-ironie, mais on reconnaît immédiatement une autre posture : les « suffit » et les « cause toujours » sont des affectations de rictus douloureux. Ils se chargent d’une authenticité que trop de belles phrases risqueraient de compromettre. Bref, ils participent, eux aussi, d’une mise en scène de l’indicible.
Il y a, dans À la recherche du temps perdu, un personnage qui fait un peu songer à Olivier Rolin. Legrandin est une belle âme. Il tient au narrateur de splendides discours d’où il ressort que, retiré du monde, un peu sauvage, il ne s’intéresse qu’à l’art et aux couchers de soleil, et ne peut plus rien accorder aux vanités de la vie sociale. Le narrateur comprend, bien entendu, qu’il faut interpréter ces paroles en un sens précisément inverse. Qui se retire vraiment du monde ne songe pas à le proclamer.
Dans une période où la littérature « minimaliste » remporte quelque succès, on pourrait être tenté de lui opposer les flamboyances à la Rolin. Ce dernier se réclame d’ailleurs explicitement de l’anti-minimalisme dans Méroé. Ce serait un faux débat, le genre ne préjugeant pas de la qualité. En outre, le minimalisme et le néo-romantisme de Rolin partent d’une même certitude : toute valeur repose dans le particulier. Pour atteindre le gisement, minimalistes et lyriques creusent dans deux directions opposées : les premiers vers l’infiniment petit (cette courgette est merveilleuse parce qu’elle est cette courgette) les seconds vers l’infiniment grand (par quelles clameurs d’ouragan pourrais-je dire l’indicible de cette passion semblable à nulle autre ?) Ces deux directions sont des voies express vers le grotesque. La croyance, très contemporaine, dans le fait que la particularité, le caractère individuel seraient en soi une justification et une valeur implique un double aveuglement : aveuglement sur l’authenticité du sujet ; aveuglement sur l’authenticité des objets, et le caractère absurde, injustifiable de leur particularité. Leurrés par leur croyance à l’authentique, c’est justement lorsqu’ils se réclament de celui-ci qu’ils prennent le décor du monde pour sa réalité. Les vrais écrivains problématisent la valeur et la particularité, au lieu de tirer celle-là de celle-ci.
L’amour correspond au sentiment exacerbé de l’injustifiable associé au nécessaire. C’est ainsi qu’il apparaît au XVIIe siècle, notamment chez Pascal ; Olivier Rolin évoque Mme de La Fayette. Chez elle, la décence de l’expression manifeste cette union problématique. Elle écrit par exemple : « il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes ». Un lyrique contemporain, réagira contre ce genre de description, en partant du principe qu’on pourrait parler de la « beauté parfaite » de millions de femmes, et qu’il s’agit, pour l’écrivain, s’il veut être cohérent, de montrer en quoi cette femme-ci est belle, d’une manière unique, différente de toutes les autres. À objet extraordinaire, mots inouïs. La tâche, bien sûr, est impossible, puisque le langage fonctionne pour l’essentiel à base de généralité, et ne peut épuiser la particularité du moindre objet. S’il s’aperçoit de l’inanité de sa logorrhée, l’écrivain moderne n’a plus pour ressource que la rhétorique de l’indicible, il explique en quoi l’écrivain affronte une tâche démesurée, et cela lui permet de transformer en valeur l’erreur où il s’est de lui-même fourvoyé. Mme de La Fayette indique bien qu’elle parle d’une femme très particulière, semblable à nulle autre. Mais elle se contente justement de l’indiquer, par la comparaison. « L’on doit croire », cela suffit. Ce contraste entre la singularité de l’objet et la grande généralité des mots servant à le désigner marque le lieu de la particularité sans en détailler la qualité. Il fait apparaître une particularité sans particularité, par conséquent il la problématise. Nous sommes d’emblée installés dans l’écoute d’un discours lucide, dépourvu de toute complaisance. La particularité des choses fait certes leur valeur, elle ne les justifie de rien. Et déjà, sans renoncer à l’aimer, nous l’avons dépassée.
Certes, la sobriété classique ne constitue pas, heureusement, la seule solution. Il y a d’autres manières de faire du style un instrument de lucidité, permettant de mesurer à quel point ce qui nous est nécessaire n’est pas nécessaire. Par exemple, mais Olivier Rolin ne le sait pas, l’humour.